Lettre de Jean-François Champollion à François Artaud (Grenoble, le 24 septembre 1820)

Lettre de Jean-François Champollion à François Artaud
Contenu gauche

 

Contenu droite

Grenoble, le 24 septembre 1820

Monsieur et cher confrère,

Voudrez-vous bien excuser d’abord mon trop long silence ! Il serait impardonnable surtout après l’intéressante communication que vous avez bien voulu me faire, si cet envoi ne motivait et ne justifiait lui-même en partie ce retard prolongé. J’ai voulu étudier à l’aise la gravure et les plâtres : il a fallu pour cela me débarrasser des mille et une petites affaires qui gênent la liberté des premiers jours de vacance.

Le petit monument en forme de cippe, représentant le triomphe d’Horus sur les puissances Typhoniennes, m’est parvenu brisé et cela par la faute du mouleur qui eût dû le couler massif. Ces fragments ont suffi pour me le faire vivement regretter. Les hiéroglyphes sont touchés avec tant d’esprit et d’une manière à la fois si pure et si franche qu’il peut servir de type pour vérifier et rectifier les inscriptions hiéroglyphiques de tous les monuments de ce genre : il est donc infiniment précieux sous ce rapport. J’ai comparé quelques-uns de ses fragments avec les débris d’un monument analogue existant au musée Borgia : J’ai cru reconnaître que les inscriptions concordaient d’une manière assez suivie ; mais la comparaison n’ayant pu être entière ne m’a fourni aucun résultat bien positif. J’oserai donc vous prier de m’en adresser un second plâtre auquel sera joint je l’espère la note de tous les frais de moulage et d’envoi.

Le scarabée dont j’avais déjà une empreinte fort usée, m’est parvenu dans un état tel que l’inscription est, je ne dirais pas illisible (nous n’en sommes point encore là) mais impossible à distinguer même à la loupe. Il serait donc prudent, si vous avez la bonté de m’accorder encore quelques plâtres de les renfermer dans une boite et chacune dans une enveloppe pleine de son, afin d’éviter toute espèce de frottement.
    Je ne pourrai donc, Monsieur et cher collègue, vous entretenir aujourd’hui que du curieux bas-relief dont j’ai reçu la gravure lithographiée. Ce basrelief est bien certainement un monument funéraire ; il a fait partie de la décoration soit d’un tombeau dans un hypogée soit d’un cénotaphe dans un temple ou tout autre édifice religieux. Je suis convaincu que le personnage, en l’honneur duquel il a été sculpté, était un membre de la caste sacerdotale appartenant à cette classe de prêtres appelés Ptérophores 

par les Grecs et qui prenaient rang après les Prophètes et les hiérogrammates.

Vous remarquerez en effet que le défunt représenté cinq fois sur le bas-relief est figuré la tête rase, revêtu d’une longue tunique et porte non seulement la grande plume qui a motivé la dénomination grecque de Ptérophore, mais encore que cette plume se retrouve toujours dans la légende placée derrière le personnage en question.

Cette légende est ainsi conçue 

et d’après mes apperçus me paraît signifier à peu près : Remplissant tous les deux jours (ou deux fois par jour les fonctions de Ptérophore du Dieu (un tel).
Il faut observer que dans cette légende qui se trouve répétée trois fois derrière les trois grandes représentations du mort (et qui commence) une fois du haut en bas les signes groupés de droite à gauche, et deux fois encore du haut en bas mais les signes rangés de gauche à droite). La plume est tantôt de face 

tantôt de profil 

. Elle existait derrière la grande figure à gauche quoique le dessinateur ne l’ait point indiquée.
Il m’est impossible d’assigner le nom du Dieu dont le défunt était Ptérophore. La petite figure accroupie de la légende 

ou 

ou bien 

est trop indéterminée pour décider la question ; car il faut dire que dans le système hiéroglyphique Dieu ou les Dieux en général sont figurés par le signe 

Deus et au pluriel 

ou bien 

Dü les Dieux. Mais une divinité spécialement déterminée y est représentée symboliquement par un corps humain accroupi à l’égyptienne et surmonté de la tête de l’animal emblème vivant et terrestre de cette même divinité ; ainsi par exemple le Dieu Phtha (le créateur) est exprimé par 

; le Dieu Knouphis par 

; le Dieu Petbé ou Saturne par 

; Osiris par 

; Thôth et Amonn par 

.
Il vous paraitra donc aussi probable qu’à moi que si le bas-relief était plus soigné ou le dessin plus correct nous eussions pu déterminer de quel Dieu notre prêtre était le Ptérophore.
Quoiqu’il en soit le bas-relief se partage en trois scènes bien distinctes. La partie inférieure représente le prêtre vivant sur la terre et faisant des offrandes à deux divinités assises sur deux fauteuils. Ici le Ptérophore tient à la main une patère égyptienne pour brûler des parfums ; cette patère est ordinairement faite ainsi 

ou plus simplement 

. Votre dessinateur, peu habitué aux monuments égyptiens, l’a dénaturée entièrement.
La peau d’animal (la panthère) qui pend sur la tunique du Ptérophore prouve qu’il était attaché au culte d’Osiris et l’on peut retrouver ce Dieu et son épouse Isis dans les deux personnages assis. La prière du Ptérophore exprimée dans les huit colonnes encadrées pourrait éclaircir la question si elle était plus exactement figurée et surtout si les deux hiéroglyphes de la 3e colonne étaient plus rigoureusement copiés. Votre dessinateur les figure ainsi : 

  : si par hasard le monument original portait 

Dieu sauveur ou 

Dieu-gracieux, il serait prouvé que les deux figures assises sont bien Osiris et Isis ; de plus, que le Ptérophore était attaché au culte de ces deux grandes divinités populaires de l’Égypte.
La tête du Dieu est considérablement dénaturée dans le dessin : cette barbe ne peut exister.
La scène intermédiaire représente l’Âme du Ptérophore dans l’Amenthi (l’enfer égyptien), décorée des insignes de son rang sur la terre.
À droite elle se présente devant la chasse de Sarapi (Serapis que les Grecs alexandrins prirent pour leur Adès ou Platon) le grand juge infernal armé du fouet et du crochet : La figure de ce Dieu devait être peinte en verd sur le bas-relief original, la mitre jaune et verte, les bras rouges et partie inférieure du corps blanche. La figure verte est de rigueur.
Les deux colonnes hiéroglyphiques placées sur la tête de l’âme contiennent sa supplique à Anubis, le gardien de l’Amenthi, l’intermédiaire des âmes avec Sarapis : elle commence ainsi que les trois autres prières de l’âme (dans la bande intermédiaire et dans la bande supérieure) par les hiéroglyphes 

Respice Anubi Potentissime Regarde-moi favorablement puissant Anubis. Sur d’autres monuments cette prière s’adresse quelque fois directement à Sarapi lui-même mais alors elle est ainsi conçue 

Regarde-moi favorablement Dieu puissant.
Vous ne serez donc point étonné, Monsieur, si toutes les grandes légendes hiéroglyphiques tracées sur les caisses ou sur les enveloppes des momies et sur presque toutes les figurines de porcelaine tirées des hypogées, commencent par ces trois hiéroglyphes ; ce que vous pouvez facilement vérifier.

Cette prière a rapport à la renaissance de l’Ame dans le monde terrestre sous une forme nouvelle : c’est ce qu’indique les hiéroglyphes  

qui expriment la naissance ; et si vous remarquez que l’insigne du Ptérophore se trouve répété dans la prière placée au-dessus de l’Âme de droite, comme dans la réponse du Dieu à tête d’épervier (et j’ai reconnu cet insigne malgré l’inexactitude du dessin). Vous me pardonnerez de penser que cette prière ainsi rétablie :  pourrait être rendu à peu près en
   
que les bas-reliefs égyptiens ressemblent beaucoup aux dessins et aux bas-reliefs gothiques où une bande déployée sortant de la bouche des personnages contient leur nom ou ce qu’ils étaient censés se dire entre eux.

Dans la partie supérieure  enfin l’âme s’adresse des deux côtés à Anubis lui-même sous la forme d’un chacal ou loup égyptien et armé du sceptre des divinités infernales. Les deux prières commencent également par la formule obligée.
Au-dessus des chacals sont les yeux figurant la providence divine et au centre est un scarabée les ailes éployées symbole de la résurrection ou de la vie futur. Vous savez que les Égyptiens croyaient fermement à la transmigration des âmes et que Pythagore prit la métempsychose en Égypte ; ces trois symboles de la mort, de la providence divine et de la Résurrection présentent donc un tableau complet de la Psycologie de l’ancienne Égypte, une sorte d’abrégé des deux scènes précédentes ainsi que leur dénouement final.
Mais je m’apperçois un peu tard que j’abuse de votre patience ; pardonnez-moi, Monsieur et cher confrère, ces quatre énormes pages : Je n’ai pu résister au plaisir de m’entretenir avec vous sur une matière objet spécial de mes études. Je trouve si rarement à parler à qui m’entende que j’ai profité de l’occasion. Voilà mon premier motif d’excuse ; votre indulgence fera le reste.
Serait-il possible d’avoir un plâtre de cet intéressant monument ? Si non, je vous prierais de me procurer la facilité de le voir à mon prochain voyage à Lyon où je me propose de me rendre dans les premiers jours d’octobre. Serai[s-je] assez heureux pour vous y rencontrer ? Et si vous étiez absent n’abuserai[s-je] point de votre extrême complaisance en vous priant de m’envoyer […] d’adresser directement à vos employés du musée des ordres précis pour me permettre de dessiner, sur les lieux, les inscriptions hiéroglyphiques que la riche collection de votre ville renferme ?
Votre réponse décidera mon voyage ; il pourrait concorder avec le passage de mon frère à Lyon ; c’est un double motif pour l’entreprendre et tout serait au mieux si nous pouvions espérer vous y trouver.

Agréer, Monsieur et cher confrère, l’expression de la haute estime et du sincère attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être
votre très humble et très obéissant serviteur.

                            J.F. Champollion le jeune